La notion d’apprentissage ne peut se confondre avec une transmission de ce qu’on ne saurait ignorer pour laquelle Jules Ferry avait combattu l’éducation mutuelle et confisqué l’enseignement au sein de son école primaire. Le premier apprentissage est observable dans la manière dont un nouveau-né va en 2 ou 3 ans se donner les moyens d’échanger de la « pensée » à propos de ce qu’il découvre, de ce qu’il ressent, de ce qu’il comprend, de ce qu’il espère transformer dans un « monde » où l’intègrent « inconditionnellement » ceux dont il partage l’existence. Cet enfant, dès sa naissance, ne cessera plus de faire progresser son regard sur le monde grâce aux divers langages que ses proches utilisent pour eux-mêmes, devant et avec lui. Il développe ainsi — sans aucun apport préalable — ses propres outils de distanciation, d’abstraction, de théorisation afin de toujours mieux construire avec et dans son environnement ses réponses. Cet enfant est désormais immergé sans faire-semblant, dans une situation globale dont la complexité ne sera jamais totalement résolue — sinon que resterait-il de nouveau à apprendre ? —, acteur d’un intellectuel collectif et d’une pratique sociale. Tout « éducateur » est en mesure de réfléchir au meilleur rôle à tenir pour qu’un humain se construise ses savoirs, à la fois savoir faire et savoir être.
Tout est affaire de statut : celui d’acteur d’une vie collective dans un rapport mutuel d’égalité et de réciprocité. Dès que s’entrevoient des statuts différents, de nourrisson, d’enfant, d’adolescent, de femme, d’intellectuel, d’ouvrier, d’esclave ou d’académicien, se mettent en place des structures différenciées d’accompagnement, de formation et d’enseignement, chacun à sa bonne place au service d’une organisation sociale et économique préméditée. Au 19ème siècle, la bourgeoisie industrielle, afin de tirer profit de l’émiettement du travail productif qu’elle impose, a conçu le système d’instruction auquel elle délègue la mission de former et conformer la force de travail dont elle a besoin. À l’opposé, l’utopie d’une société éducatrice conteste cette délégation et tente depuis toujours d’inventer les conditions d’une éducation mutuelle et permanente. Dans la réalité des rapports sociaux, chacun y contribuerait, avec les moyens provisoires de son expérience, au fonctionnement d’un intellectuel collectif dans lequel se déploiera l’originalité de sa personnalité. Conformation dans un cas, individuation dans l’autre…
La révolution informatique que nous vivons enrichit cette contradiction. L’exubérance du numérique prend désormais en charge pour les individus de tout âge une part croissante de leur rencontre d’informations et d’acquisition de savoir-faire. Elle soulage d’autant l’institution scolaire qui pourrait consacrer ce temps libéré à des retours réflexifs[1] et à de la théorisation à propos de savoir-penser directement en situation de vie, retrouvant ainsi la mission de l’enseignement secondaire qu’elle a de plus en plus de mal à remplir du fait d’une maîtrise insuffisante des langages par la majorité des enfants quittant à 11 ans l’enseignement élémentaire.
De fait, l’importance croissante des apprentissages autonomes appuyés plus directement sur des pratiques éducatives « sociétales » devrait, d’une part, renouveler le métier d’enseignant et, d’autre part, redonner à tout membre de la collectivité une fonction coéducative. En quoi l’environnement — et pas seulement l’école ou la famille — tiendra-t-il une place plus importante dans les apprentissages de chacun tout au long de sa vie sans pour autant recréer de nouvelles instances spécialisées ? Comment, dans sa vie quotidienne, par ce qu’il en reçoit et par ce qu’il y apporte, chacun se sentira-t-il davantage concerné par l’enrichissement du capital intellectuel, culturel et citoyen de son environnement ? Les mots qui viennent alors sont ceux de moniteur, éducateur, tuteur, formateur, référent, entraîneur… Pour avoir envie d’apprendre, il faut sentir autour de soi des passions à partager et la présence de gens qu’intéressent les progrès des autres…
La nouvelle plateforme de l’AFL a été conçue pour aider un accompagnateur (un tuteur ) à soutenir le ou les stagiaires qu’il aura inscrits pour suivre ce perfectionnement de lecture. En effet, un entraînement à l’intérieur d’un dialogue individuel avec un ordinateur est un geste délicat, du moins à ses débuts, tant qu’on n’en a pas encore ressenti les bienfaits. Cet entraînement nécessite un investissement personnel globalement d’une quarantaine d’heures dont il ne faut pas se « débarrasser », soit en le bâclant, soit en « oubliant » de le faire ! Il faut trouver un bon rythme réparti environ entre 20 et 30 semaines d’affilée. Le tuteur référent n’a nul besoin d’être un spécialiste de la lecture ; mais il est l’accompagnateur indispensable d’un effort qui doit être soutenu. Soutenu par l’attention régulièrement portée de l’extérieur à son avancement, à travers des échanges sur son ressenti, de brefs temps de partage afin de s’assurer de la compréhension de la masse d’informations disponibles autour de l’exerciseur et qui garantissent que celui-ci n’est pas un outil de dressage. Des comment ça va ? qui témoignent de l’intérêt immédiat du collectif pour cet important investissement individuel…
Tout le monde est capable de jouer ce rôle de tuteur : dans la famille, dans le quartier, dans les établissements scolaires, dans les associations éducatives, dans les dispositifs de soutien spécialisés, dans les Maisons familiales[2], dans le monitorat et l’enseignement mutuel, etc. L’AFL doit se donner les moyens de mettre efficacement en relation tous ces tuteurs afin de partager la qualité et la diversité de leurs interventions et, notamment, en osant s’emparer de ce qu’implique la notion d’exercice.
[1] qui marquent la spécificité de l’enseignement secondaire indispensable pour tous.
[2] où le concept est en place depuis longtemps